La Covid-19 est l’un des premiers cas de pandémie à la fois mondiale et brutale, et a entraîné en quelques mois la mise en place de mesures impactant la vie des habitants dans 200 pays du monde. Officiellement, il ne reste en mai 2020 que 12 pays non-infectés, quasiment tous de petits états insulaires du Pacifique (mais aussi le Turkménistan et la Corée du nord, avec une crédibilité moindre). Parmi ceux-ci se trouve le Vanuatu, dans le Pacifique sud, où travaille actuellement Frédéric Ducarme, chercheur attaché au CESCO et membre de l’équipe TEEN, qui y participe à des missions d’inventaire de biodiversité marine (dont l’expédition La Planète Revisitée en novembre dernier dans la Nouvelle-Calédonie voisine). 

 

 

La vie sans virus marque évidemment une différence forte avec le reste des pays du monde, cependant ces pays sont quand même impactés à leur façon. Tout d’abord d’une manière familière aux “confinés” : des mesures préventives ont été mises en places, notamment la fermeture immédiate des aéroports, le dépistage des personnes ayant voyagé depuis le début de l’épidémie, des déplacements domestiques surveillés, et l’obligation de lavage de mains avant d’entrer dans un bâtiment. La suppression des trajets aériens et le rapatriement de l’essentiel des étrangers présents sur le territoire a aussi considérablement “vidé” le pays, qui vit en grande partie du tourisme : les rues de la capitale sont vides, tous les lieux et commerces liés au tourisme fermés, plus aucun paquebot à l’horizon, l’économie au ralenti. L’importation de denrées venues de l’étranger, déjà limitée en temps normal, est encore plus réduite : l’archipel redevient, dans le sens le plus fort, une “île”, et ici aussi le local réémerge avec la disparition du global. Ce pays très rural et traditionnel, qui se flattait déjà d’avoir totalement échappé à la crise économique de 2008 du fait de son économie en grande partie fondée sur le marché intérieur et les matières premières (encore souvent plutôt troquées qu’achetées dans la plupart des îles), s’en sort relativement bien dans cette situation de circuit fermé : les enfants vont à l’école normalement, les pêcheurs à la pêche, les commerçants au marché, et les champs de taro et de kava voient défiler les cultivateurs, presque comme si de rien n’était. A l’inverse, les pays similaires plus “globalisés”, trop dépendants de la manne touristique et du commerce international (Maldives, Seychelles, Polynésie...) ont beaucoup plus de mal à faire face à la crise, et d’autant plus qu’ils sont tous infectés. 

Ainsi, le Vanuatu, classé par les manuels d’histoire-géographie parmi les “pays les moins avancés” (bonnet d’âne de l’économie productiviste, aux côtés de l’Afghanistan, de la Somalie ou encore du Libéria) montre que son système traditionnel isolé, si facilement méprisé par les économistes, fait preuve d’une résistance et d’une résilience spectaculaires face aux crises mondiales, qu’elles soient économiques ou sanitaires - et se targue même, si l’on veut vraiment faire des classements, d’être le pays le plus heureux au monde

Ces pays qu’on croit restés coincés dans un passé misérable et obscurantiste dont il faudrait les délivrer pour mieux les éclairer du flambeau de la civilisation consumériste, peuvent au contraire aussi être envisagés comme des laboratoires de l’alter-mondialisme, faits d’économie locale et circulaire, de sobriété heureuse, de propriété collective, de réactivité, d’adaptation, de résilience et de tous ces autres concepts dont on ne sait plus très bien, en ce moment, s’ils sont l’apanage du monde d’hier ou de demain, mais dont on peut déjà déplorer l’absence dans le monde d’aujourd’hui. Point de passéisme ni de fixisme pour autant : on peut vivre presque nu sur l’île de Lelepa et posséder son téléphone portable, son compte en banque et son panneau solaire sur le toit de la hutte, mais ces artefacts technologiques sont soigneusement sélectionnés, et répondent à des besoins précis plutôt qu’à une injonction à consommer. Entre l’échec du “monde de demain” ultra-libéral et ultra-globalisé, et un monde d’hier fantasmé, il y a de la place pour d’autres modes d’organisation, héritiers de systèmes qui existaient bien avant que Thomas More n’invente le mot d’utopie.

Publié le : 02/06/2020 11:12 - Mis à jour le : 02/06/2020 11:12